La permanence de la distraction est ce qui finit par empêcher toute idée de surgir. L'ennui, la solitude et le silence sont les engrais naturels de la pensée — et nous vivons à une époque où ces choses sont partout traquées comme des sources de mal-être ou de « vide à combler ». Ce à quoi nous avons de moins en moins accès, c’est comme l'écrivait George Steiner « cette moisson du moi et ce rejet du monde extérieur, cette “irruption sur une mer de silence”, […] nécessaire à la pensée et l'imagination de premier ordre ». C'est la saturation des nouveautés et des informations qui étouffe en nous l'écosystème de nos pensées, la faculté de mettre à jour de nouveaux schèmes d'idéations. Dans notre quotidien, c'est peut-être l'aspect le plus effrayant de nos nouvelles technologies : la réalisation que si nous pouvons tout savoir, cette quantité illimitée d'informations ne nous apporte en vérité quasiment rien. Qu'au contraire même elle nous dépouille d'un sentiment d'unité intérieure, d'une sensibilité plus attentive au monde, car elle prend possession d'une part non négligeable de notre espace mental intime, si bien qu'elle l'occupe, le mot étant à prendre ici dans son sens courant comme dans son sens militaire. En habituant notre esprit à cette stimulation sans fin, le risque est que nous désapprenions à réfléchir, tout simplement car nous devenons trop impatients pour nous résigner à cet exercice, qui ressemble peu ou prou pour nous à une ascèse neuronale. Penser est une activité lente, et la satisfaction qu'elle engendre ne se goûte qu'assez tardivement en comparaison des pics de dopamine potentiellement diffusés par nos téléphones à n'importe quel moment. Ce qui fait que la pensée « naturelle » ne tient pas la compétition de ce que peut offrir la consultation compulsive d'un smartphone, en terme de plaisir immédiat.
Après Internet à la fin du XXe, la grande révolution technologique de ces dernières années — pour aussi peu spectaculaire qu’elle fut — n’est sans doute rien d’autre que la démocratisation du smartphone. Avant elle, Internet était encore « localisé » par rapport à ce qu'il est devenu depuis (on pourrait presque dire : enraciné). Il appartenait en quelque sorte à la sphère familiale — ou du moins, il y était lié par la force des choses, du fait qu’il demeurait cloisonné dans une pièce, à l’intérieur des foyers. Il n’avait pas donc pas tout à fait envahi la réalité dans laquelle nous vivions. Il n’était qu’un passage secret au sein de la maison, nous mettant en communication avec un autre monde. Quand aujourd'hui il n'y a plus de distinction entre l'un et l'autre monde — ils ont fusionné, et l'on ne peut plus « sortir d'Internet » comme on sortait du bureau ou de la chambre qui nous y donnait accès : bref, on ne peut plus vraiment se déconnecter.
En rendant Internet partout transportable, le smartphone l'a fait entrer dans chaque moment de notre vie. À partir de là, notre réalité personnelle et quotidienne a changé de nature. Désormais « l'ici et maintenant » inclut toujours avec lui la possibilité d'une rupture, d'une disruption par d'autres localités, d'autres temporalités. Il est la proie de réalités diverses, annexes, à portée de main, qui s'immiscent en lui, viennent s'y superposer, entrent en compétition avec l'instant nu, tel quel, que nous avons devant nos yeux. Notre ici et maintenant, en tant que moment présent irréductible à lui-même, finit fatalement dévalorisé par ces myriades d'autres réalités permises, qui sont autant de curiosités à assouvir. De la même manière qu'une monnaie perd de sa valeur quand on en imprime trop, notre réalité a perdu de sa consistance, car nous avons trop de réels possibles à disposition.
En un sens, on pourrait dire que nous vivons déjà dans la réalité augmentée qu'on nous promet pour dans un futur proche ; elle est simplement moins spectaculaire. Au lieu d'images animées qui revêtent notre environnement extérieur, et qu’on perçoit via un casque ou une lentille, elle prend la forme d'un shoot neuro-chimique nous incitant à jeter un œil sur une autre facette du monde — impulsion réalisée d'un geste parfaitement trivial : on fait glisser son pouce ou son index, et notre expérience de la réalité s'ouvre sur un ailleurs démultiplié. L'ici et maintenant se fragmente.
L'ici et maintenant est un royaume perdu. Un royaume ayant perdu sa stricte unité de mesure ainsi que son aspect « non reproductible ». Pour paraphraser Walter Benjamin, il faudrait interroger aujourd’hui non plus l'œuvre d'art mais le réel lui-même à l'ère de sa reproductibilité technique. La nature de notre contact avec la réalité, la perception quotidienne que nous en avons, notre façon de la vivre, c'est ce qu'ont radicalement changé ces technologies numériques, peut-être plus qu'aucune autre innovation avant elles. Ce changement a quelque chose de la transformation qu'a connue dans son domaine la musique avec l'art du contrepoint : le développement d'une polyphonie gigantesque, des lignes superposées qui se chevauchent en une complexité croissante, où toute une panoplie de voix luttent entre elles. Notre ici et maintenant est multiple, divisible, extensible ; il n’est plus qu’une des déclinaisons du monde à laquelle notre attention peut se livrer, sans nécessairement s’y restreindre. Peut-être tout cela tient-il du jeu, que nous vivons dans une réalité devenue ludique, comme le suggère — avec un enthousiasme un peu naïf à mon sens — Alessandro Baricco dans un livre. Mais oui, il y a sans doute quelque chose d'enfantin dans tout ça, car immédiatement je pense à cette phrase lue hier dans Les Somnambules de Broch : « Les choses sont proches à l'excès et lointaines infiniment comme aux regards d'un enfant […] ».
Nos vies sont désormais entièrement perméables à l'histoire du monde — à toutes les histoires de tous les mondes. C'est comme si chaque jour l'histoire personnifiée entrait chez vous sans frapper, s'installait sur le canapé et posait sans gêne les pieds sur la table. Elle est là dans votre vie privée, dans votre instant présent comme chez elle. Et elle vous parle des heures. Elle vous irrite, vous inquiète, vous morfond, vous accable. Il n'y a pas un après-midi où elle ne vienne rôder, ou lorgner au moins les fenêtres depuis la rue, et beugler un grand coup comme un fou sorti de l'asile pour réclamer votre attention. Et quand il arrive qu'on passe quelques jours entièrement coupé d'elle (et encore faut-il en prendre la décision consciente et s'empêcher d'y replonger), on se rend compte alors de quel sentiment d'insouciance elle nous prive, à quel point l'histoire (c’est-à-dire, pour nous : l’actualité, qui est sa version miniature et portative), à quel point disais-je elle est pour nous un poids, et qu'on noue avec elle — exactement comme on dit de ces amitiés ou ces amours malsaines dans lesquelles on s'enlise — une relation purement toxique.
Qu'est-ce que la réalité, pour nous ? Qu'est-ce que notre réalité ? Un pixel parmi d'autres dans l'immensité de l'écran total.
J'ai fortement apprécié ces réflexions Clément. C'est pour cela que je me suis établi Substack. C'est rare de voir une telle profondeur de réflexion, même sur cette plateforme ou tout du moins du côté francophone. Alors sincèrement merci.
Aujourd'hui, ce qui nous apparait comme l'absurdité de notre monde moderne a plutôt avoir du moins en partie à ce qu'on pourrait appeler l'Infini Réalité ou l'Infini Possibilité.
Désormais avec Internet et en particulier les réseaux sociaux, nous sommes exposés à tellement de systèmes de croyances et de manières d'exister. La plupart du temps qui se contredisent les unes les autres et dans toutes ces possibilités, l'individus finit inéluctablement par se perdre. Il ne sait plus quoi faire ou quoi penser.
Il a perdu tout repère et il finit par errer, observant la vie des autres au lieu de vivre la sienne, inconscient de tout ce dont il a été dépossédé.