Freud, dans une lettre à Romain Rolland, discutant du sentiment océanique : « Comme me sont étrangers les mondes dans lesquels vous évoluez ! La mystique m’est aussi fermée que la musique. » Romain Rolland répond : « Je puis à peine penser que la mystique et la musique vous sont étrangères. Je crois plutôt que vous vous en méfiez, pour l’intégrité de la raison critique dont vous maniez l’instrument. »
Il y a je crois un lien profond entre musique et mystique — ou du moins, un rapport d’analogie certain entre musique et religiosité — et cette association qu’en fait Freud en les repoussant toutes deux m’y a tout de suite fait songer. La musique exprime une forme de vérité qui est entièrement métaphorique, et qui ne peut pas être explicitée. Tout ce que la musique dit, elle le dit précisément sans le dire. Un texte peut exprimer explicitement ou implicitement une chose, telle qu’une cascade — explicitement : voilà une cascade, une chute de particules d’eau de couleur transparente qui s’écoule ; implicitement : une chevelure d’argent tombe et verse un millier de boucles infimes. Une image peut elle aussi s’approcher ou non du réalisme ; ainsi elle peut si elle veut avoir une qualité « photographique » (en tant que reproduction fidèle du réel) ou « abstraite » (en tant que reproduction volontairement biaisée du réel). Mais la musique, elle, appartient entièrement à la sphère de l’implicite et du symbolique : elle ne peut pas décrire. Une musique qui veut arriver à la pure description se transforme nécessairement en bruitage.
La musique est non-analytique — elle échappe toujours à toute volonté d’élucidation. On ne comprend jamais rationnellement une musique : elle nous saisit à un niveau purement émotionnel. Et pourtant elle est immédiatement reconnue par notre sentiment comme un langage, portant en lui « quelque chose qui est en train de se dire ». La musique a cette capacité d’évoquer spontanément en nous les choses — on pourrait même dire qu’elle les invoque. Son pouvoir d’envoûtement réside dans ce qu’elle est un espace ou morceau d’émotion en mouvement — mais surtout : qu’elle n’en est pas la transposition. C’est cet aspect négatif qui la distingue à mon sens des autres arts — là où l’art plastique, l’art visuel ou textuel cherchent à traduire une émotion, ou bien à épouser une forme, elle est pour sa part toujours en retrait par rapport à ce genre de gestuelle démonstrative : elle n’en pas pas besoin — car elle est déjà la forme ; elle est déjà l’émotion.
Quand bien même on peut poser à plat une partition et chercher à en décortiquer les tenants et les aboutissants, ce n’est pas à la vérité de la musique qu’on arrive, mais simplement à ce qui lui permet techniquement d’advenir. De la même manière, on ne connait pas la « vérité » d’une personne, on ne sait pas « qui elle est », en tenant une liste détaillée de ses attributs : il est grand, mince, a les cheveux bruns, parle vite, etc. On n’arrive à la connaître qu’en la rencontrant — on est alors saisi d’une impression, qui avec le temps se confirme ou non ; et c’est cette accumulation d’impressions qui peut plus tard nous faire dire : oui, je la connais bien.
Maintenant, quand je parle de « vérité » de la musique ou « vérité » d’une personne, je fais sans doute un faux pas ; car existe-t-il une telle chose ? Quand nous parlons de ce genre de vérité-là, nous parlons d’une vérité sans preuves, sans véracité. Mais elle est pourtant quelque chose qui existe à nos yeux ; elle est ce qu’elle fait émerger en nous. Et, de plus, notre seul moyen de connaître ce genre de vérité-là nous impose de faire ce faux pas, de sauter au-dessus du démontrable, pour entrer dans l’expérience de ce qu’elle est. Nous n’avons pas d’autre choix, pour les vivre, que d’accepter ce flou, cet inexplicable, sans quoi la musique ou les personnes qui nous entourent nous demeureraient complètement opaques — ce qui n’est pas le cas.
Le lien qui unit la musique et la mystique ou la religiosité tient à ce que ces dernières sont, de la même manière qu’elle, tournées vers une forme d’information à laquelle nous avons accès, mais qui se situe et s’exprime par des voies qui ne peuvent pas être exposées. Le sentiment religieux ne peut pas se dire ; il est vécu, tout comme la musique l’est. Ce que nous dit la musique, elle seule peut le faire de cette manière-là. Elle est unique parmi les arts pour le secret qui l’habite intrinsèquement (elle ne dévoile rien, ne montre rien, ne dit rien, et pourtant…) ; et la religiosité est, par analogie, une certaine attitude des hommes devant la part irrémédiablement secrète de la vie — la reconnaissance qu’une chose puisse être pressentie comme vraie, en même temps qu’inexplicable et mystérieuse.
Elles sont toutes deux ce qui résiste le plus à l’intellect, ce qui lui échappe, quoi qu’il fasse. Et paradoxalement, c’est en se refusant à lui qu’elles lui permettent de conserver intacte sa raison d’être et sa justesse. Elles s’élèvent invariablement contre la volonté que pourrait avoir l’intellect d’accéder à une emprise totale sur le réel ; elles sont comme une anomalie, une singularité, quelque chose qui est « au bout de notre langue » — et se faisant, elles empêchent sans doute l’homme de sombrer dans la folie pure. Si l’intellect seul régnait dans notre esprit, il aurait tôt fait de nous rendre déments — et notre intelligence dès lors deviendrait pour ainsi dire un phénomène simplement « mécanique », à force de traquer partout le démontrable ou de remonter les échelons des causalités — car, que nous serait une musique enfin compréhensible ? que nous serait une vie tout à fait transparente, où tout aurait été mis au jour ?
Peut-être que l’irrationnel borne l’esprit humain. Il y a la folie et il y a l’irrationnel — mais l’irrationnel n’est pas la folie. L’irrationnel est une lisière ; il est comme le point de l’horizon qui masque à notre intelligence tout ce qui se trouve après. Et il lui masque pour que notre esprit soit à même de contempler la vue, pour qu’il ne se perde pas dans l’espace infini, pour que la beauté de cette vue ne demeure pas vaine. Les choses n’ont un sens que si ce sens est partiel. La musique serait inaudible si toutes les notes se tenaient simultanément unies dans un même bloc sonore. Ainsi le fantasme d’une compréhension totale du monde frappe pareillement de folie les logiciens, les complotistes ou les fanatiques de quelque dogme. Et c’est bien plutôt la raison que la mystique qui est ici en jeu. Chesterton, sans doute, ne pensait pas autre chose quand il disait : « Le fou n’est pas celui qui a perdu la raison. Le fou est celui qui a tout perdu, excepté la raison. »